Mon fils
Le 22 juillet mon fils a eu onze ans. Et depuis onze ans il m'est très difficile d'écrire sur mon fils. Sa mère et moi nous nous sommes séparés alors qu'il avait six mois. Je vis à Paris, ils vivent dans le sud de la France. La séparation fut houleuse et a laissé des traces sans doute indélébiles mais que la pommade du temps a atténué. Ecrire sur mon fils est encore une douleur qui me prend aux tripes, écrire ce que je ressens pour mon fils ouvre des plaies sans doute jamais refermées. Cela ne vient pas de lui. Mais de moi. De nous, sa mère et moi. Une rupture est une fin mais aussi un recommencement. Si je dis que cela vient de moi c'est parce que je me sens mal dans ma peau de père, parce que j'ai la sourde impression culpabilisante de n'être pas un bon père. Maintenant qu'il a grandi ces douleurs, cette culpabilisation disparait. Très lentement. Comme des plaies qui se guérissent peu à peu sous l'action d'un soleil nouveau. Les temps sont longs, très longs. Si j'écrivai ce qu'est mon fils pour moi les mots du vocabulaire français n'y suffiraient pas, si mon coeur pouvait parler de lui je crois qu'il s'émietterai d'émotions qui se disperseraient aux quatre vents. Le manque de mon fils est une cruauté de chaque jour, un coup de couteau et un poison dans mon sang. Et pourtant, mes amis pourraient vous le dire, j'en parle très peu. Et pourtant, je n'écris rien ou presque. Tout est en moi, tout se bat en moi. "Les grandes douleurs sont muettes" dit on : le dicton se vérifie ici. L'intensité de la douleur et ce silence par ailleurs me trouble beaucoup, parfois me déstabilise.
De ce jour de juillet 1995, je pourrai raconter chaque minute. De cette journée d'été brûlante d'il y a onze ans je pourrai signifier chaque visage croisé, chaque ligne lue, chaque image vue. Je n'ai rien oublié, je n'oublierai rien. Par manque d'argent je ne peux être à ses côtés. Je l'ai eu au bout du fil, et en ce creux estival sa voix m'a submergé d'émotions, m'a rougi les yeux. Je l'écoutai me raconter son séjour de vacances. Il m'a demandé quand je descendrai dans le sud. Quand j'ai raccroché, j'ai fondu en larmes. Larmes d'immense tristesse, larmes d'immense rage, de colère. De cet argent qui me manque à cause de ma précarité, de ma vie que j'ai subitement maudit, de tout ce que je ne peux pas lui donner.
Un jour, je l'emmenerai en Afrique avec moi.
(photo personnelle : clavecin lors d'un concert de Berlioz, hiver 2005, Paris)