1016.Comme si je devais mourir demain.
La pluie, les orages, une certaine fraîcheur ne quittent plus la
capitale depuis plusieurs jours. Un peu comme moi je ne la quitte plus,
mais depuis plusieurs mois. Je regarde Paris sans plus le supporter,
souvent. Après la pluie le beau temps. La lumière au bout du tunnel. Ca
ira mieux demain. Autant de phrases creuses que l'on entend depuis
l'enfance, autant de mots mis bout à bout et qui ne veulent pas dire
grand chose, sorte de méthode Coué du pauvre, du très pauvre. Je ne
sais pas pourquoi mais je me suis rappellé ce matin de la première fois
où j'ai fumé : je devais avoir dix huit ans, peut être dix neuf,
c'était dans les toilettes d'un camping sans étoiles près du Pont du
Gard, ce fameux aqueduc qui amenait l'eau à la ville de Nemausus, c'est
à dire Nîmes. Et là maintenant, je bois un café dans un verre ; je
regarde la pluie qui tombe à travers le vent et quelques rayons de
soleil. J'ai froid. Une femme boit un café en lisant le journal, un
homme semble triste devant son demi au comptoir, le serveur balaie la
salle et le barman fume une cigarette en regardant dans le vide.
Etranges temps. Il y a le deuxième tour des législatives. Il y a ces gens qu'on
déplace en les apppelant "les premiers réfugiés climatiques". Il
y a tout ce désordre, ces cris, ce sang qui coule, cette haine, ces
éclairs. Je ne sais pas si l'humanité va à la catastrophe ou pas. Le
paléontologue Yves Coppens à qui on posait un jour la question répondit qu'il avait foi en l'humanité parce qu'elle avait toujours su avoir un sursaut. Certes.
Tout dépend du moment du sursaut, et là on a tout de même la nette
impression qu'il est trop tard, de peu mais trop tard. Il y a le
Darfour qui flambe, les otages que l'on retient, les enfants qui
travaillent partout, la pauvreté qui gagne toujours plus de terrain y
compris dans notre si beau pays riche ; il y a la Terre qu'on
assassine, le sang, les cris, la détresse.On se suicide sur les lieux
de travail. Je pense de plus en plus que finalement tout le monde est
paumé, tout le monde ne sait plus où il en est. Les médias nous
abreuvent de choses sans importance, telle ou telle vie d'un chanteur,
d'un sportif, d'un quelquonque quidam dit people ; jamais les
apparences n'avaient été aussi visibles, importantes, pathétiques et
dérisoires. On nous oblige à être heureux, à avoir sans cesse l'esprit
de compétition, à être au "top" constamment ; jamais d'arrêt, jamais de
pause sinon ce sera un aveu de faiblesse. Tristesses des temps, époque
lamentable. On nous oblige à croire à un avenir pourtant -et tout le
monde le sait- bien sombre. On fait comme si. Tant que le soleil
brille, tant que l'eau est bleue, le sable chaud et l'herbe verte....
Même le soleil masqué par une pollution que rien n'arrête, même l'eau
dégueulasse avec de moins en moins d'espèces vivantes, même l'herbe
pourtant pas aussi verte... mais du moment où la présentatrice météo
nous annonce avec ce sourire idiot qu'il va faire beau, tout le monde
est content. Et en plus en ce qui concerne notre modeste contrée
Sarkozy nous promet des jours nouveaux, meilleurs. Formidable. Je vis
comme si je devais mourir demain, ce qui après tout est peut être le
cas. Mesurer le temps qui reste, les heures et les minutes. Me voilà
devant un verre de Chardonnay, un sandwich saucisson sec-beurre. Je
m'allume une bonne cigarette. Je pense à cet amour peut être
perdu, je souris parce que je n'aime que cette femme et que j'ai mis du
temps à m'en apercevoir, trop de temps ; je souris parce que son
souvenir me fait du bien, parce que le simple fait qu'elle existe me
fait du bien même si son absence là maintenant est cruelle,
douloureuse.
C'est samedi, début d'après midi. Je mourrai lundi.
(Photo personnelle : Place Saint André des Arts, Paris, un soir de pluie)